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Christian Boué

Une vie se termine, une autre commence

Une vie se termine, une autre commence

 

Ainsi me voici arrivé au terme de ma vie professionnelle, 40 années comme agriculteur dont 27 passées à produire des semences pour le Biau Germe ; presque toute une carrière.

Ce premier juillet 2021 ne sera pas, pour moi, une date ordinaire dans un calendrier, mais un basculement, le début d'une autre partie de ma vie, voire, d'une autre vie. Une vie se termine, une vie commence.

Je ne vais pas vous rabâcher, une fois de plus, les débuts glorieux où l'on était quatre au C.A., où l'on triait les haricots sur un bout de table et n'avions pas de bâtiment en propre. Il n'en reste pas moins que j'ai vu énormément évoluer notre groupe en ces 3 décennies et même quatre, Stella et moi restant les derniers témoins du tout début en 1981.

Lorsque nous sommes arrivés à Montpezat, voici quarante ans, je n'étais pas du tout attiré par le jardinage et lorsqu'on m'affecta au jardin communautaire, je fus très déçu ; je rêvais de tâches plus nobles : traire les vaches, conduire le tracteur…

Pourtant, par la suite, je ne regrettai jamais ce clin d'œil du destin car, rapidement, au contact de Sylvia, je me passionnais pour le monde merveilleux du jardinage.

Heureux celui dont le métier est la passion ; ce fut mon cas. Je crois pouvoir le dire, j'ai aimé ce métier de paysan. J'ai aimé ce métier qui n'en est pas un mais cinquante, mais cent métiers enlacés. Agriculteur, biologiste, soudeur, météorologue, maçon, entomologiste, éleveur, arboriculteur, mécanicien…

J'ai aimé ce métier qui m'a ouvert aux réalités du monde agricole, et beaucoup plus.

Si j'essaye de décrire la joie du semis qui soudain lève en masse, vigoureux, et pour lequel on pense :  « J'ai réussi mon semis ! » alors qu'on devrait dire : « Miracle ! ». Si je raconte la plante qui grandit, la fleur qui s'ouvre, un beau matin, la graine qui mûrit, et cette excitation de la récolte, la semence qui coule entre les doigts, je sais trouver un écho en vous.

Bien sûr, il y a des parties du métier que j'ai eu plus de mal à accepter; des binages qui font mal au dos, des récoltes en pleine chaleur, des machines qui cassent, des réunions houleuses…

Et puis cette peur, jusqu'au bout, de perdre sa récolte en un instant : une grêle soudaine, un gel tardif, les sangliers ou les chevreuils qui passent…et l'humilité qui en découle. Mais le plaisir que m'a toujours procuré le reste a largement surpassé les désagréments du métier.

Alors comment peut-on laisser ainsi, de façon subite, une profession si attachante, si dévorante  et, avec elle, tout un pan de sa vie?

Pour ma part, je m'y prépare depuis plusieurs années, laissant graduellement toute responsabilité, tout engagement : comme Gulliver à Lilliput, j'ai libéré mon bras et je m'emploie à trancher les petites cordes qui me relient encore à mon ancienne existence.

Mais pour quoi faire ? Que mettrai-je à la place ?

Vous vous en doutez, j'ai quelques idées pour remplir ce temps privilégié qui commence. Les Hindous disent qu'une vie humaine se divise en trois parties ; la première pour notre éducation, la seconde pour fonder une famille, la troisième pour chercher Dieu. M'y voici donc.

Chercher Dieu, oui, assurément, mais par des voies détournées. Suis-je prétentieux, ne suis-je qu'ambitieux, je crois avoir reçu quelques talents artistiques au jour de la distribution et je veux, je dois, les mettre en valeur dans ce qui me reste de vie terrestre.

En même temps, je me sens également de le prendre, justement, ce temps qui nous fuit continuellement. De me promener, d'aller où mes jambes me porteront, de rêver la tête en l'air, de visiter des amis, de ne rien faire du tout. On m'a souvent affublé du sobriquet : « Christian, c'est « boulot, boulot ! », ou de « furieux au boulot » et même, récemment, de « boulot, boulot, boulot », c'est dire si le changement va sembler radical à ceux qui le croyait !

Alors dire aujourd'hui : « je ferai ceci ou cela », vous le verrez bien, nous le verrons bien. Et lorsqu'on me demande : « Ecriras-tu des livres, animeras-tu encore des formations, viendras-tu au Biau germe en dépannage, sculpteras-tu toujours le bois ? », en demi-normand que je suis, je réponds : « Ptèt bin qu'oui, ptèt bin qu'non ! »

Et que dire de vous qui restez « en activité », du Biau Germe d'aujourd'hui, de celui de demain ; quelles leçons tirer du passé, quels conseils donner pour vous éviter certains écueils, pour imaginer l'avenir ?

Ceux qui pensent que le Biau Germe est une entreprise comme une autre, juste chargée de vendre nos graines se trompent lourdement. Qu'ils aillent faire un tour chez les « productivistes » où seules vous valorise votre efficacité ou vos compétences et ils reviendront vite dans le giron chaud de notre groupe. Je l'ai souvent dit mais je le redis une dernière fois : Sylvia était une humaniste, elle est à l'origine d'un système humain et généreux. Ne l'abandonnez pas, ne le gaspillez pas.

J'ai été tenté de donner ici mon opinion sur les principaux sujets de discorde ; les hybrides, le covid, la mécanisation, l'informatisation à outrance, la taille du groupe, les relations au GNIS, à la militance, le besoin de sélection, le phytosanitaire, etc, mais j'y ai renoncé : à quoi bon en rajouter lorsqu'on est convaincu que seule une profonde confiance de fond entre vous peut désamorcer ou aider à régler les différents qui apparaissent. Aujourd'hui ceci, demain cela ; jusqu'à la marque des biscuits, tout peut devenir polémique et sujet de défiance sans la confiance qui cimente un groupe. Mais j'en ai déjà parlé.

Pourtant je ne peux m'empêcher de vous livrer ma dernière trouvaille, ma nouvelle recette pour chercher à vivre un peu mieux entre tous : lorsque les inimitiés, les agacements, les médisances nous assaillent ; une solution : prendre de la hauteur, prendre de la profondeur.

Prendre de la hauteur, se souvenir que nous avons eu assez confiance en celui qui nous agace aujourd'hui pour l'accepter dans le groupe. Confiance en son respect des lois républicaines, des règles de la bio, de la civilité. Pris au microscope, ce qui nous oppose est certainement très sérieux, mais si l'on s'éloigne un peu, nos convictions actuelles risquent de fondre d'autant.
Josy Eisenberg, rabbin, raconte qu'il tenta, une fois, d'expliquer à un moine bouddhiste les différences fondamentales existant entre les 3 grandes religions monothéistes. Et plus Josy Eisenberg expliquait et détaillait, plus le moine riait. Le rabbin, surprit de la réaction du bouddhiste lui demanda les raisons de son hilarité : « Pour ma vision bouddhiste, étrangère à vos traditions, ces différences me semblent dérisoires. »

Ferons-nous comme tous ces groupes, ces partis, ces religions qui se déchirent pour des sujets infimes, mêlant détails idéologiques et détestations humaines ? Risquerons-nous notre unité pour des passions « n'ayant plus cours le lendemain » ?

Nous représentons le microcosme d'une société humaine ; si nous ne pouvons pas nous entendre entre le peu que nous sommes, comment prétendre changer les rapports sociaux du macrocosme ?

Car si je monte toujours plus haut, je constate que s'il est plus dur d'aimer (ou simplement de supporter) celui qui a été planté à côté de moi, il me faut bien reconnaitre qu'il est mon contemporain, qu'il est issu d'une même culture que la mienne propre, parle une même langue, porte presque les mêmes valeurs.

Mais si je monte encore, je réalise combien fragile est notre petite existence terrestre, combien subtils sont les équilibres qui conditionnent nos vies humaines. Pour une fois, avec la crise climatique qui se profile, les enfants des milliardaires seront impactés comme les enfants des bidonvilles par les pollutions, les déséquilibres climatiques et humains que nous leur préparons.

Alors autant par égoïsme que par altruisme, il nous faut agir pour corriger nos excès, agir à huit milliards à la fois.

Car si je continue mon voyage dans l'espace, force est de constater que nous ne sommes qu'un point minuscule dans l'univers. La science moderne nous enseigne l'humilité et la fragilité de nos vies. Voyez un peu, une petite boule bleue, tournant comme mille autres corps célestes autour d'une étoile moyenne semblable à 200 milliards d'autres dans notre seule galaxie. Et autour, des milliards de galaxies. J'ai entendu récemment à la radio que, grâce à un nouveau télescope plus puissant, les astronomes avaient observés une zone du ciel correspondant au chas d'une aiguille tenue à bout de bras pour y dénombrer 2250 galaxies inconnues !
Paradoxalement, prendre une telle hauteur pose des questions plus fondamentales que le seul devenir de notre groupe mais doit certainement contribuer à nous rendre plus solidaires à l'échelle de l'humanité, tous marins du même bateau !

. Et prendre de la profondeur qu'est-ce donc  lorsqu'on redescend de si haut?

Les humains sont condamnés à la collectivité, à la collaboration ; seuls, nous ne sommes rien. Qui croirait Neil Armstrong s'il prétendait avoir été sur la lune par sa seule énergie, par ses seules compétences, qui croirait Lance Armstrong s'il affirmait avoir conçu et réalisé seul son vélo, qui croirait Louis Armstrong s'il disait avoir fabriqué seul sa trompette ?

Des singes témoignent d'empathie envers d'autres singes, adoptent de jeunes orphelins, des perroquets, des orques, des dauphins, des baleines, des éléphants font preuve d'attachement, d'affection les uns envers les autres. Darwin pensait que la conscience, l'évolution de tous les êtres vivants n'était qu'une question de degrés : il semble qu'une profonde aspiration commune nous pousse à la collectivité, à la convivialité, à la sensibilité, à la tendresse. Même si nous le vivons souvent mal, marqués par des rapports de hiérarchie, d'affrontements au sein du groupe. Souvenez-vous de Sartre pour lequel « l'enfer, c'est les autres ».
Alors, prendre de la profondeur, peut-être est-ce simplement l'art d'éviter de marcher sur les pieds des voisins, le talent des doux, de ceux qui laissent un sillage de sympathie derrière eux.

Il y a deux grands types de départ à la retraite ; ceux pour lesquels on dit « Ouf ! » et ceux pour lesquels on dit : « Snif ! ». J'espère appartenir à la seconde catégorie.

A soixante cinq ans, et avec le recul, je réalise toujours mieux ce que d'autres prendront pour une évidence: ce qui compte n'est pas d'amasser un peu plus d'argent, vos héritiers vous remercieront (peut-être), ce n'est pas d'exercer un peu plus de pouvoir sur les hommes ou sur les choses, vos successeurs déferont tout, mais de faire fructifier les divers talents que nous avons reçus pour le bien commun, de rester le plus droit possible dans nos bottes, dans notre honnêteté, et de laisser le souvenir de « quelqu'un de bien » au Biau Germe et dans la vie.

Christian Boué.